40
Le Minotaure poussa un mugissement de fureur. Le nouvel intrus lui paraissait bien plus dangereux que les autres, et il n’aimait pas son allure. Contrairement à ses compagnons, il ne semblait pas avoir peur de lui. Le monstre gronda une nouvelle fois. La vallée sombre lui appartenait, et il tuait tous ceux qui osaient fouler son territoire. Il haïssait tout ce qui venait de l’extérieur, et surtout ces êtres aux faces grimaçantes qui tentaient de l’apercevoir depuis la grande porte, et l’insultaient parce qu’il ne se montrait pas. Parfois, la porte s’ouvrait pour en laisser passer quelques-uns. Alors, il les traquait, tout comme les mouflons et les chèvres sauvages dont il se nourrissait d’ordinaire. Les derniers avaient mieux résisté que les autres. Deux d’entre eux s’étaient révélés particulièrement dangereux. Ils avaient fabriqué des objets qui blessent, et il avait dû redoubler de ruse pour les approcher. Une fois, l’un d’eux avait réussi à le blesser. Il en avait éprouvé de la colère sur le moment, qui avait ensuite fait place à une intense jubilation. Il aimait la chasse, et celle-ci était beaucoup plus intéressante lorsque te gibier se défendait.
Mais il savait qu’il finirait par les massacrer tous, l’un après l’autre. Depuis dix jours qu’il les pistait, il avait mesuré leur épuisement, senti naître leur résignation. Grâce à son flair développé, il percevait l’odeur de la peur sur leur peau. Il savait ce qui les effrayait, comme par exemple empaler la tête de l’un d’eux sur une branche, ou abandonner un membre rongé sur leur passage. Il aimait l’odeur de leur frayeur. Il les épiait, pour s’en enivrer. Alors, il se sentait puissant, invulnérable.
Un profond chaos occupait son esprit. Parfois surgissaient en lui des souvenirs confus, l’image d’une femme qui lui avait apporté, bien longtemps auparavant, le reflet d’un sentiment inconnu, une sensation de plénitude, d’apaisement et de sécurité. Mais elle avait disparu. Pendant des mois, des années, il avait hurlé sa terreur et sa colère, son angoisse de la solitude. En vain. Il ne l’avait jamais revue. Avec le temps, il s’était persuadé que les masques grimaçants de la Grande porte avaient dévoré la femme au doux visage. Peu à peu, il s’était mué en un bloc de haine féroce, qui massacrait avec plaisir les audacieux qui osaient le défier.
Il n’avait pour toute arme que ses mains gigantesques, et les gantelets de cuir à pointes de métal que lui avait offerts… quelqu’un, il y a bien longtemps. Un homme dont il n’oublierait jamais le visage, le regard effrayant. Il aurait aimé le tuer, lui aussi, pour la peur qu’il lui avait inspirée. Mais aujourd’hui, il possédait la force ! Tout tremblait devant lui.
Sauf cet inconnu qui brandissait un grand bâton. Sa peau ne trahissait pas la peur. Au contraire, il humait sa colère, sa détermination. Il jeta un nouveau barrissement, pour l’impressionner. Mais l’autre continua à avancer. Ivre de fureur, il se rua sur lui.
Lorsqu’il vit la Bête le charger, Seschi s’arrêta et l’attendit de pied ferme. Il avait ressenti un soulagement intense quand il avait vu que Khirâ vivait encore. Il était arrivé à temps. Ses forces s’en étaient trouvées décuplées. Il avait alors désiré combattre le monstre tout seul. Il devait exorciser l’angoisse qui ne l’avait pas quitté depuis son départ de Kytonia. En réponse au cri caverneux de la Bête, il poussa un long hurlement de défi. Il ne ressentait aucune frayeur. Il avait trop envie de se battre, de détruire cette abomination qui avait failli mer Khirâ.
Le Minotaure écarta les bras pour le saisir, Au dernier moment, Seschi s’esquiva, et les bras énormes se refermèrent sur le vide. L’instant d’après, une douleur atroce vrillait les reins de la Bête. Suivant les enseignements de Khersethi, Seschi avait riposté d’un vigoureux coup de massue qui l’avait atteinte dans le bas du dos. Il eût été suffisant pour briser la colonne vertébrale de n’importe quel être humain, mais la taille du monstre était telle qu’il chancela à peine. Un épouvantable rugissement de colère jaillit de ses poumons. Il se retourna. Malgré sa carrure exceptionnelle, Seschi mesurait une tête de moins que le Minotaure. Celui-ci devait peser deux fois plus lourd. Mais le jeune homme avait l’avantage de la souplesse et de la rapidité.
Le monstre attaqua de nouveau, à la manière d’un rhinocéros. En vérité, il ignorait totalement l’art de la lutte. Son seul atout était sa force brutale. Depuis toujours, il s’était appuyé sur la terreur qu’il inspirait à ses proies, une terreur qui les empêchait de réagir. La plupart du temps, il attaquait par surprise, surgissant la nuit au milieu de ses victimes pétrifiées. Pour la première fois, il se trouvait face à un adversaire presque aussi grand que lui, et qui ne le redoutait pas. Il n’aimait pas ce sentiment qui rampait insidieusement en lui, lui provoquait des sueurs froides, et amenait sur sa peau la même émanation acide que sur celle de ses victimes. Cette impression désagréable décupla sa colère, et lui fit perdre toute mesure. Il hurla de nouveau, et frappa l’ennemi de toutes ses forces. Une nouvelle fois, l’autre se déroba.
Seschi avait compris que, si la Bête bénéficiait d’une force colossale, elle était aussi totalement stupide. Il évita une troisième charge puis, au passage, lui projeta son arme dans les tibias. Le monstre s’écroula. Seschi riposta en bondissant sur son dos, le plaqua au sol et d’un coup puissant et précis, lui abattit sa massue sur le crâne. Un craquement sinistre retentit. Le jeune homme recula. Normalement, la tête du monstre aurait dû éclater sous l’impact. Mais il ne sembla pas tellement affecté. Il s’ébroua et, avant que Seschi n’ait pu réagir, se redressa. Ses bras fendirent l’air pour le faucher avec les pointes de métal, mais le jeune homme bondit de côté pour éviter l’attaque. Seschi bénéficiait d’une très grande résistance et pouvait tenir longtemps à ce rythme. Changeant de tactique, il préféra laisser le Minotaure s’épuiser. Il devait surtout éviter d’être touché. Mais les assauts de la Bête trahissaient sa fatigue et sa gaucherie. Seschi parvenait toujours à les esquiver et à riposter, entamant à chaque fois la peau de son adversaire. Le combat se prolongea ainsi, donnant peu à peu l’avantage au prince égyptien. Le Minotaure perdait du sang par plusieurs blessures. Mais il ne s’en souciait pas. Pour la première fois de sa vie, il connaissait la peur et la douleur. Son rival ne lui laissait aucun répit, bondissant, parant ses attaques trop lourdes, trop lentes. Il ne parvint qu’une fois à le toucher. Seschi sentit sa chair s’ouvrir sous l’effet des pointes. Il grimaça, mais la blessure n’était pas grave.
Voyant le sang de son frère couler, Khirâ voulut lui prêter main-forte. Tash’Kor et Pollys la retinrent, puis s’avancèrent pour seconder Seschi.
— Reculez ! hurla-t-il. Vous êtes trop faibles pour le combattre.
Ils hésitèrent, puis constatèrent que des archers avaient pris place en silence derrière eux, prêts à intervenir au cas où le prince faiblirait. Mais apparemment, il s’était juré de vaincre seul le Minotaure.
— Emmenez Khirâ ! gronda-t-il de nouveau.
Les jumeaux obéirent. Seschi, rassuré, décida de contre-attaquer. Un flot de rage lui donna un regain d’énergie. Pendant ces derniers jours, il avait trop tremblé pour sa sœur ; il avait imaginé les crocs du monstre se refermer sur sa chair. Il aurait voulu accélérer le temps, mais il leur avait fallu plusieurs jours pour découvrir l’autre entrée de la Vallée maudite. Il avait poussé les rameurs à la limite de leur résistance. Enfin, ils avaient mis pied à terre. Malgré le dédale végétal opposé par le Labyrinthe, il avait mené ses guerriers à un train d’enfer, ne leur accordant que quelques heures de sommeil parcimonieuses. Tous étaient épuisés. Mais lui ne ressentait pas la fatigue. Il se souvenait de ce que lui avait dit Galyel : certains sacrifiés résistaient plusieurs jours. Il s’était appuyé sur ce faible espoir pour sauver Khirâ, et il était arrivé à temps. Alors, il allait faire payer à cette créature infernale la peur qu’elle lui avait causée. Il savait maintenant pourquoi les coups qu’il lui portait sur la tête ne l’affectaient pas beaucoup. L’étrange tête taurine n’était qu’un simulacre destiné à effrayer les sacrifiés. Elle était sanglée au corps par une espèce de tunique qui le couvrait jusqu’à mi-torse. Seschi devina qu’il s’agissait là d’une trouvaille de l’odieux Galyel, tout comme les brassières de cuir hérissées de métal. Mais cela ne l’arrêterait pas.
Le monstre ruisselant de sang attaqua de nouveau. Seschi s’effaça de côté et fit tournoyer la longue massue. Celle-ci percuta violemment l’abdomen du Minotaure. Les pointes de silex s’enfoncèrent dans les muscles. Seschi la dégagea sèchement, déchirant la peau, plus tendre à cet endroit. Il pivota ensuite sur lui-même et abattit son arme dans le dos du monstre, exactement à l’opposé du premier coup. La respiration coupée, la Bête tenta de se redresser, à la recherche d’un air qui fuyait ses poumons. Mais cette fois, les blessures infligées étaient trop rudes. Il sentit ses jambes se dérober, lui refuser tout service. Un troisième coup lui brisa les genoux. Il s’écroula en poussant un long gémissement. Seschi se jeta alors sur lui, dégaina son glaive et le lui plongea dans le cœur. Le monstre essaya une dernière fois de réagir, mais la douleur vive qui lui avait déchiré la poitrine l’avait privé de sa force. Sa vue se brouilla. Dans une sorte de mirage, il crut apercevoir au loin, en direction de la forêt, le visage de la femme disparue. Puis tout devint noir.
Seschi se redressa et poussa un long cri de victoire, repris aussitôt par ses guerriers, Khirâ, chancelant d’épuisement, s’approcha de lui, suivie par les jumeaux.
Au souvenir de tout ce qu’elle lui avait dit, un remords indicible lui broya la poitrine. Des larmes brûlantes ruisselèrent sur ses joues, qui redoublèrent lorsqu’elle remarqua la longue estafilade qui maculait son bras. Mais le sourire éclatant de son frère la rassura. Il n’était pas gravement touché. Cela ne l’étonna pas. Depuis qu’elle était toute petite, il avait été près d’elle, rassurant, solide. Pour la première fois, elle comprit que les sentiments qui les liaient rappelaient beaucoup ceux de Tash’Kor et de Pollys. Elle se jeta dans ses bras en pleurant.
— Mon frère, pardonne-moi ! sanglota-t-elle.
Il éclata de rire, la souleva dans ses bras puissants et la fit tournoyer, heureux de la sentir vivante.
— Je te pardonne, déclara-t-il en la reposant. Je m’étais promis, lorsque je te retrouverai, de te flanquer une fessée mémorable.
— Attends au moins que j’aie repris quelques forces…
— Rassure-toi ! Je ne le ferai pas.
De nouveau, il la serra dans ses bras. Des larmes de joie et de soulagement ruisselaient sur les joues de Khirâ. Elle comprit alors qu’il l’aimait vraiment, d’un merveilleux amour fraternel qui l’avait amené à risquer sa vie pour elle. Ils n’avaient peut-être aucun sang commun, mais jamais elle n’aurait rêvé avoir un frère différent. Elle comprit aussi que l’amour que lui avait toujours porté Djoser était semblable. Pour lui, elle était sa fille, et il ne l’aurait pas aimée davantage si elle était née de lui.
Autour de Seschi apparurent Khersethi, Hourakthi, et même Neserkhet. Seschi avait voulu qu’elle demeurât sur le bateau, mais elle avait refusé catégoriquement. Khirâ remarqua également une jolie fille brune qui couvait Seschi des yeux.
Tandis que les soldats s’occupaient de secourir Mara, d’autres personnes vinrent entourer les jumeaux, parmi lesquelles Jokahn et Leeva, qui riaient et pleuraient à la fois. Tash’Kor, abasourdi, avait constaté que ses hommes étaient mêlés aux Égyptiens. Il se réjouit grandement de cette réconciliation qu’il ne s’expliquait pas.
Relâchant Khirâ, Seschi se tourna vers les Chypriotes. Il y eut un instant de flottement. Ils s’étaient quittés en ennemis. Mais beaucoup de choses s’étaient passées depuis. Le jeune prince avait recueilli Jokahn et ses compagnons, et libéré les esclaves chypriotes de Kytonia, qui avaient lutté à ses côtés. Ils s’étaient mêlés sans difficulté à ses guerriers, à tel point qu’il arrivait désormais à Seschi de les confondre. De plus, ils considéraient Khirâ comme leur reine, et parlaient d’elle avec une grande affection. Aujourd’hui, il venait de sauver leurs princes. Dissimulé dans les sous-bois, il avait observé l’attaque de la Bête, et la manière dont Tash’Kor et Pollys avaient pris la défense de Khirâ. Ils étaient prêts à se sacrifier pour elle. Leur courage était digne de respect. Prenant sa sœur par les épaules, il s’avança vers les jumeaux. Tash’Kor s’inclina devant lui.
— Seigneur Seschi, quelles que soient tes intentions en ce qui nous concerne, soit remercié d’avoir sauvé la vie de Khirâ.
La jeune fille se plaça devant Tash’Kor.
— Ne lui fais aucun mal, mon frère. Moi seule suis responsable de tout ce qui s’est passé. Les dieux m’en ont cruellement punie, qui ont attiré les malheurs sur moi et les miens. Mais, si tu désires prendre sa vie, alors, prends la mienne également.
Seschi écarta les bras.
— Mais je n’ai aucune intention de lui faire du mal. Tu ne trouves pas qu’il y a déjà eu assez de morts comme ça ?
Puis il prit la main de Khirâ, celle de Tash’Kor, et les joignit.
— Je sais que tu voulais tuer ma sœur, prince Tash’Kor.
Embarrassé, l’autre voulut répondre. Un geste l’arrêta. Seschi continua :
— Mais tu ne l’as pas fait. J’ai vu aussi que tu étais prêt à te sacrifier pour la sauver. Et cela me suffit pour savoir que tu l’aimes vraiment. Le sang n’a pas coulé entre nous. Nos ennemis furent communs. Aussi… je voudrais que désormais, nous ne soyons plus des ennemis, mais des frères.
Tash’Kor marqua un temps d’arrêt. Il n’avait osé espérer un tel revirement. La tension qui l’habitait depuis l’attaque de Mallia explosa, se libéra. Parce qu’il avait tenu ses compagnons à bout de bras depuis trop longtemps, il était épuisé, vidé de toutes forces. Bouleversé, il s’approcha de Seschi et déclara :
— Pardonne-moi tout le mal que j’ai pu penser de toi et de ta famille, prince Nefer-Sechem-Ptah. Je remercie les dieux de m’offrir un frère tel que toi. Mon sang est le tien.
Tandis que les guerriers hurlaient de joie, les deux hommes tombèrent dans les bras l’un de l’autre.
Soudain, tout le monde s’écarta. Étonnée, Khirâ vit s’avancer une vieille femme au visage triste, mais empreint de dignité. Seschi lui tendit la main pour l’inviter à s’approcher du cadavre du Minotaure. Sans un mot, elle se pencha, et posa une main douce sur le torse ensanglanté du monstre. Puis elle demanda au jeune homme de lui confier son glaive, avec lequel elle trancha les courroies qui retenaient le simulacre de tête de taureau. Seschi l’aida à l’ôter. Au-dessous apparut une tête difforme, aux joues dévorées par la barbe et la vermine. La mâchoire allongée montrait une denture usée, aux canines extrêmement développées. Il était probable que la Bête n’ôtait ce masque monstrueux que pour dévorer ses victimes.
Stupéfaite, Khirâ vit des larmes couler sur les joues de la vieille femme. Celle-ci s’aperçut de son étonnement et lui adressa un sourire crispé. Lorsqu’elle se releva, elle prit la main de la jeune fille et se mit à parler dans un très bon égyptien.
— Mon cœur se réjouit de te voir en vie, princesse Khirâ. J’avais tellement peur que ton frère n’arrive trop tard.
Puis elle se retira.
— Qui est cette femme ? demanda la jeune fille à son frère.
— La reine Pasiphaé et la mère du Minotaure. C’est elle qui m’a permis de te secourir. Elle seule connaissait l’autre entrée de la Vallée interdite.
— Mais comment as-tu réussi à nous retrouver dans ce labyrinthe impénétrable ?
— Je me doutais que, pour survivre, vous alliez tenter de suivre la vallée vers l’aval, en espérant trouver une ouverture. Nous devions donc la remonter en évitant de perdre trop de temps à nous égarer dans des culs-de-sac.
Il désigna la jolie fille brune.
— Aria a eu une idée formidable. Elle a emporté un long fil de tissu rouge. Il nous a suffi d’en nouer régulièrement des morceaux sur les branches pour marquer notre chemin. Ainsi, nous avons progressé plus vite, nous n’aurons aucun mal à retrouver la sortie.
En effet, grâce au fil rouge, il ne leur fallut que quelques heures pour sortir de la Vallée maudite. Une anse abritée s’ouvrit devant les yeux étonnés de Khirâ et de ses compagnons. L’Esprit de Ptah et un second navire les attendaient, Seschi prit Tash’Kor par l’épaule et déclara :
— J’ai trouvé ce bateau à Kytonia. J’ai pensé qu’il serait plus à sa place entre tes mains qu’entre celles de Galyel.
— Mais… c’est le Cœur de Cypris ! s’exclama Pollys.
Ému aux larmes, Tash’Kor prit Seschi dans ses bras.
— Sois remercié, mon frère. Avec mon navire, c’est la vie que tu me rends. Tu n’auras pas désormais d’ami plus fidèle que moi.
Plus tard, tandis que le crépuscule s’installait sur la petite baie, les guerriers avaient allumé des feux. Quelques chèvres et mouflons rôtissaient. Intriguée, Khirâ se rapprocha de Pasiphaé. Celle-ci lui sourit.
— Tu dois te demander comment une femme a pu mettre au monde une créature aussi abominable, n’est-ce pas ?
— C’est-à-dire… J’ai entendu tellement de choses étranges…
La reine médita quelques instants, puis commença un récit effrayant.
— La légende propagée par Galyel, le porc qui sert de roi à Kytonia, prétend que je suis tombée amoureuse d’un taureau, et que je me suis accouplée avec lui, dissimulée dans un simulacre de vache. Une histoire aussi sordide ne peut avoir germé que dans son esprit dévoré par la méchanceté. La vérité est bien différente.
« Mon père était le chef de la plus importante tribu de bergers du royaume. Tout le sud-ouest de l’île Blanche nous appartenait. Pensant conclure une alliance bénéfique, il m’a offerte en mariage au minos Galyel. En ce temps-là, j’étais jeune et belle. Galyel lui-même était un bel homme. J’ai été séduite par son allure, son regard. Hélas, j’aurais dû me méfier. Le cauchemar a débuté le soir même de mon mariage, où il m’offrit à ses amis.
Khirâ ne put retenir un cri de surprise. Comment un homme pouvait-il se conduire de cette façon ?
— Mais ce n’était que le commencement, poursuivit Pasiphaé. Chaque jour, chaque nuit était un cauchemar. J’avais compris, bien trop tard, que Galyel n’était qu’une brute immonde. Il n’existe pas de mots assez forts pour le décrire. Il est le Mal à l’état pur. Il aime faire souffrir les autres, les diminuer, les rabaisser, les écraser de son pouvoir, de sa volonté. Il détruit tous ceux qui lui résistent. Ainsi fit-il tuer mon père et mes frères qui voulurent me porter secours lorsqu’ils apprirent la manière dont il me traitait. J’ai rêvé de le tuer de mes mains, mais il le savait, et se méfiait de moi. Jamais je n’ai pu agir. J’ai toujours pensé qu’il se nourrissait de la haine des autres.
« Il y eut une nuit plus terrifiante que toutes celles qui avaient précédé. Cette nuit-là fut conçu le Minotaure. Galyel avait appris que j’éprouvais une peur panique à la vue des taureaux. À cette époque, la coutume de Kytonia exigeait que, tous les ans, on sacrifie un garçon, une fille et un taureau en l’honneur de Minos et d’Ouranos. Cette tradition me répugnait, mais il me contraignit à y assister. Cependant, d’ordinaire, ces sacrifices étaient pratiqués suivant des rites qui limitent la douleur. Les jeunes gens et le taureau sont des offrandes, mais aussi des messagers envoyés vers Ouranos et Minos afin qu’ils se montrent cléments. Avec l’avènement de Galyel, les rites sont devenus plus cruels. En tant que premier prêtre d’Ouranos, il pratiquait lui-même l’immolation. Me faisant maintenir par ses gardes, il m’obligea à demeurer près de l’autel où une adolescente avait été solidement entravée afin qu’elle ne pût se débattre. Ce chien prit plaisir à faire durer la mise à mort de cette fille. J’ai encore ses hurlements de souffrance dans les oreilles. Cette hyène de Morokh, sur l’ordre du roi, me forçait à ne pas détourner les yeux. Les autres prêtres eux-mêmes étaient mal à l’aise, mais ils n’osaient rien dire ; ils avaient en mémoire six des leurs qu’il avait fait exécuter parce qu’ils avaient osé s’élever contre sa volonté. J’éprouvai un soulagement lorsque enfin la pauvre cessa de vivre. Puis le garçon subit le même sort.
« Vint ensuite le tour du taureau. Comme je te l’ai dit, j’ai toujours été paniquée par ces animaux. Le sang des sacrifiés inondait l’autel lorsque l’on amena une bête énorme, solidement entravée. Galyel me regarda avec méchanceté et me fit venir au plus près. Mon regard croisa celui de l’animal. Il semblait sentir qu’il allait mourir. Alors, il se débattit violemment. Il est beaucoup plus facile de retenir une fille qu’un taureau puissant. Galyel commença à le taillader. Rendu fou de douleur, le taureau parvint à se dégager. C’était une bête d’une force peu commune. Galyel ne dut la vie qu’aux soldats qui se sont sacrifiés pour lui. Quatre d’entre eux furent éventrés sous mes yeux avant que les bouchers n’intervinssent avec d’énormes masses. Ils finirent par maîtriser le taureau, qui fut frappé, frappé jusqu’à la mort. Sous mes yeux.
« Le soir même, alors que j’étais encore bouleversée par ce que j’avais vu, Galyel me rejoignit dans ma chambre. Il était encore couvert de sang animal et humain. Pendant la nuit entière, il me viola. Ce fut une abomination. Un enfant naquit, neuf mois plus tard. Son corps était vigoureux, mais son visage était atrocement défiguré. En grandissant, sa laideur s’accentua encore. Galyel ne voulut jamais admettre qu’il avait engendré ce monstre. Il inventa alors la légende répugnante de mon accouplement avec un taureau. Elle se répandit rapidement, et beaucoup de gens y crurent. Il hésita longuement à nous tuer, l’enfant et moi, mais il redoutait la colère des dieux, et il nous épargna. L’étrange ressemblance de son fils avec un taureau l’intriguait, et l’amena à penser qu’il était peut-être vraiment le fils du dieu Minos. Pour cette raison, il fut appelé le Minotaure. Cependant, Galyel ne supportait pas sa vue. Je fus donc enfermée avec lui dans cette vallée où personne ne se rendait jamais, et il en fit clore l’accès par une muraille épaisse.
« Mais le Minotaure n’était pas seulement défiguré. Il était aussi dégénéré et violent. Parfois, Galyel nous rendait visite, pour surveiller son évolution. Avec le temps, l’enfant devint de plus en plus dangereux. Sa force était phénoménale. Il ne mangeait que la chair crue des bêtes qu’il abattait de ses mains. Il n’était pas méchant avec moi ; sans doute sentait-il que j’étais sa mère. Si j’étais restée avec lui, peut-être même serais-je parvenue à le rendre inoffensif. Mais un jour, il tua deux esclaves et un garde. Alors, Galyel m’obligea à revenir à Kytonia, et mon fils resta seul. Depuis plus de vingt ans, je vis presque comme une recluse. Toujours en raison de sa superstition, Galyel m’épargna, et je n’eus plus à subir ses assauts bestiaux. Mais qui, à Kytonia, se souvient qu’il existe encore une reine, sinon pour en raconter l’histoire ignoble ?
« Plus personne n’osait s’aventurer dans la Vallée interdite pour nourrir le Minotaure. On lui offrait un mouflon tous les dix jours. Puis Galyel décida qu’il avait été envoyé pour accomplir les immolations destinées aux dieux. On abandonna alors le sacrifice du couple et du taureau, et, depuis plus de vingt ans maintenant, chaque année, sept garçons et sept filles sont enfermés dans le Labyrinthe.
La vieille femme laissa passer un silence, puis reprit :
— Voilà la véritable histoire du Minotaure, princesse Khirâ. Et je suis heureuse aujourd’hui qu’elle soit terminée. Ton frère, le prince Seschi, a mis fin à cette abjection.
— Pourquoi lui as-tu apporté ton aide ? Le Minotaure était ton fils !
— J’avais lu dans les étoiles qu’un homme viendrait, qui serait cause de la mort du Minotaure et de Galyel. Lorsque j’ai aperçu le prince Seschi, j’ai su qu’il s’agissait de lui. Le soir de la cérémonie du sacrifice, ton frère a profité de la gigantesque beuverie à laquelle se livraient les habitants de Kytonia pour libérer les esclaves. Les gardes royaux n’ont pu réagir immédiatement. Je savais qu’il cherchait un moyen de te délivrer, et j’ai décidé de lui venir en aide. Il lui était impossible, après le chaos qu’il avait semé dans la cité, de revenir à l’entrée de la Vallée interdite. Mais je connaissais un autre accès, situé sur la côte méridionale de l’île. Je l’ai rejoint sur son navire, et je lui ai donné l’information. Ensuite, il m’a emmenée avec lui pour que je l’aide à trouver cette entrée.
Plus tard, alors que la nuit était déjà bien avancée, Khirâ et Seschi firent quelques pas ensemble. Aria, dont le tempérament possessif n’attendait qu’une occasion de s’exprimer, avait fait grise mine. Mais Seschi l’avait remise en place sèchement.
Malgré leur longue séparation, la complicité avait de nouveau tissé ses liens entre eux. Ils avaient tellement de choses à se dire, de souvenirs à échanger, de projets à partager. Pourtant, ils parlèrent peu, goûtant seulement le plaisir de sentir la présence de l’autre. Khirâ mesurait à quel point elle avait manqué de discernement, et prenait conscience de la peine qu’elle avait pu causer. Elle s’en ouvrit à Seschi. Celui-ci médita un long moment, puis répondit :
— Personne ne connaît les desseins des dieux. Sans doute ont-ils voulu t’éprouver en t’amenant à vivre cette expérience. À présent, tu as mûri. Mais tu dois aussi apprendre à te pardonner cette erreur. Nous sommes en vie l’un et l’autre, et cela seul compte.
— Me pardonner à moi-même ?
— Un jour, pendant la construction de l’Esprit de Ptah, j’ai commis une injustice envers un ouvrier. Je l’ai accusé d’une erreur dont il n’était pas responsable, il a eu beau se défendre, je n’ai pas voulu l’écouter. Je lui ai donné le fouet et je l’ai chassé. Puis je me suis rendu compte que l’erreur avait été commise par un autre. J’ai châtié le coupable avec d’autant plus de colère qu’il m’avait amené à me montrer injuste. Bien entendu, j’ai réintégré le premier ouvrier, et je lui ai donné double salaire. J’avais réparé mes torts, mais je ressentais une profonde colère envers moi-même. Je me voulais sans défaut, sans reproche, et j’avais donné le fouet à un innocent, par manque de clairvoyance ; c’est un défaut très grave pour un prince. De plus, lorsque je fouettais le coupable, je lui faisais supporter le poids de ma propre faute. Il méritait sa punition, mais j’étais aussi coupable que lui, et j’aurais dû recevoir le fouet, moi aussi. Mais personne évidemment n’aurait osé s’en charger. Pendant plusieurs jours, cette histoire m’a bouleversé. Mon cœur était lourd de remords et je me sentais laid et méprisable. Puis notre grand-père Imhotep est venu me rendre visite. Je lui en ai parlé. Il m’a alors enseigné ceci : chaque expérience apporte sa leçon, surtout s’il s’agit d’un échec. Elle nous invite à ne plus recommencer les mêmes erreurs. Ainsi se forme la sagesse. Mais retenir la leçon ne suffit pas. Il faut aussi avoir le courage de chasser le ressentiment que l’on éprouve envers soi-même. Se vouloir infaillible n’est en réalité que de l’orgueil. L’être humain n’est pas parfait, et il doit s’accepter tel qu’il est, avec ses qualités et ses défauts, ses moments de gloire et ses instants de faiblesse. Le but de la vie est d’apprendre à se connaître soi-même, pour traquer ses défauts et les transformer en qualités. La haine que l’on peut ressentir envers soi-même est stérile et néfaste comme un poison qui ronge l’âme et il faut la chasser. Seules doivent rester les enseignements. Si tu veux te retrouver en paix avec toi-même, tu dois, non pas oublier, mais te pardonner ce que tu considères comme des erreurs. Car, au moment où tu les as commises, tu pensais sincèrement agir tel que tu devais le faire.
— C’est vrai !
Khirâ leva les yeux vers lui et demanda :
— Tu as pu te pardonner !
— Cela n’a pas été facile. Mais aujourd’hui, j’ai chassé le remords, parce que je me suis accepté tel que je suis, et non tel que je voudrais être. En revanche, je ferai tout pour ne plus recommencer. Le pardon envers soi exige beaucoup d’humilité, et non pas de l’indulgence, comme on pourrait le croire.
Khirâ resta un long moment silencieuse, puis se blottit dans les bras de Seschi.
— Merci, murmura-t-elle.
Lorsqu’elle s’écarta de lui, les yeux brillants, elle dit :
— Je voudrais retrouver nos parents. Ils doivent nous croire morts.
— Nous allons leur faire une belle surprise en revenant tous les deux. Mais avant de retourner à Mennof-Rê, j’ai un autre projet.
— Lequel ?
— Suis-moi !
Il l’entraîna à bord de l’Esprit de Ptah. Là, il lui montra les coffrets dérobés dans la chambre du trésor de Galyel.
— Où as-tu pris tout ça ? demanda Khirâ, stupéfaite.
— J’ai pensé que Galyel n’en avait pas besoin.
La jeune fille éclata de rire. Seschi poursuivit.
— Ce trésor m’a donné une idée. Nous allons nous rendre dans les îles du nord. Les Arméniens m’ont appris que l’on trouvait là-bas du métal hedj. J’aimerais en rapporter à notre père. J’aimerais que Tash’Kor et toi m’accompagniez. Nous allons d’abord passer par Arméni, où je vais remettre Aria à son père.
— Tu ne l’aimes plus ? s’étonna Khirâ.
— Elle me fatigue. Elle devient de plus en plus jalouse. Elle ne supporterait jamais que je m’intéresse à une autre. Or, le monde regorge de trop de jolies filles pour que je me contente d’une seule.